Liberté d’expression. Le Maroc, ennemi d’Internet ?


La récente condamnation de “cyberdissidents” à Taghjijt a alerté la blogosphère marocaine et internationale. Ce nouveau faux-pas des autorités locales, visiblement dépassées par le phénomène des “blogs”, pourrait dessiner une nouvelle tendance.

Sur la page Internet Threatened Voices (voix menacées), le Maroc fait partie du top ten des pays poursuivant leurs blogueurs. Ce projet du célèbre site Global Voices, qui fédère des blogs du monde entier, recense toutes les poursuites connues envers des personnes s’étant exprimées sur le Web. Depuis l’arrestation de Bachir Hazzam, un blogueur de Taghjijt (région d’Agadir), le Maroc est crédité de 4 emprisonnements. Certes, on est loin des 19 blogueurs poursuivis en Tunisie, 4ème sur la liste. Mais cela fait mauvaise impression, pour un pays qui vient de lancer “Maroc Numeric 2013”, d’atteindre la 8ème position de ce classement mondial (ex-aequo avec Cuba et la Russie)…
Dérapage à Taghjijt
Que ce soit à cause de son isolation géographique ou du timing, l'arrestation du blogueur de Taghjijt est passée relativement inaperçue. Pourtant, les autorités locales ont accumulé les dérapages dans leur gestion des événements. Le 1er décembre, un groupe d’étudiants est venu présenter des revendications devant le caïdat. Ils réclament notamment l’instauration de bons de transport vers Agadir et la constitution d’une bibliothèque. Au lieu de dialoguer, les autorités choisissent d'employer la manière forte. Le sit-in dégénère en affrontements épars pendant les deux jours suivants. Trois étudiants sont rapidement arrêtés.
“Fait révélateur, dès le début des troubles à Taghjijt, on a vu des agents en civil postés dans les cybercafés”, remarque Saïd Benjebli, président de l’Association des blogueurs marocains. Ce qui n’empêche pas Bachir Hazzam, un diplômé d’instruction islamique de 27 ans, de publier sur son blog un communiqué des étudiants, le 4 décembre. Quelques jours après, il est arrêté à son tour pour être poursuivi en même temps que les manifestants. Plus difficile à comprendre, Abdellah Boukfou (26 ans), le gérant du cybercafé utilisé par Hazzam, est arrêté lui aussi et mis dans le même sac judiciaire. Il n’a pourtant rien publié personnellement. Les 8 ordinateurs du cyber et des clés USB sont saisis par les gendarmes, qui vont y trouver des publications de Hazzam (membre d’Al Adl Wal Ihsane), d’étudiants mais aussi d’une organisation amazighe. De quoi bricoler quelques PV…
Le procès, expéditif, contient de nombreux cafouillages, surtout concernant les chefs d’inculpation. Le PV de l’interrogatoire de Hazzam, par exemple, mentionne d’abord la “diffusion de fausses informations portant atteinte à l’image du royaume concernant les droits humains” ! Ce savoureux lapsus inspire à Reporters sans frontières un communiqué inhabituellement cinglant : “Au lieu de jeter ces innocents en prison, les autorités feraient mieux d’enquêter sur les abus des services de sécurité”, écrit l’ONG dès l’annonce des arrestations. Puis un nouveau PV accuse Hazzam de “diffusion de fausses informations pouvant nuire à l’ordre public”. Cette phrase sera grossièrement raturée, comme le montre une copie postée sur Internet par des blogueurs. Finalement, seules des accusations de droit commun seront retenues. Les cinq personnes (qu’elles aient participé aux manifestations ou pas) sont poursuivies, pêle-mêle, pour “attroupement armé”, “insulte à fonctionnaire”, “destruction de biens publics” et même “incitation à la haine raciale” (peut-être une allusion au fait que certains appartiennent à des associations culturelles amazighes).
Le verdict ne va pas traîner : dès le 15 décembre, les étudiants sont condamnés à 6 mois de prison ferme, Hazzam à 4 mois, tandis que le gérant du cyber, Abdellah Boukfou - comprenne qui pourra - écope de la plus lourde peine : 1 an. “Les autorités l’avaient dans le collimateur car elles estimaient qu’il servait d’intermédiaire entre les manifestants et les blogueurs”, estime son oncle, M’barek Boukfou.
Hackers du Makhzen ?
En tout cas, depuis les événements de Taghjijt, les blogueurs marocains ont peur, selon Saïd Benjebli, et l’autocensure a repris du poil de la bête. Si (presque) aucun site d’opinion n’est censuré au Maroc, le président de l’Association des blogueurs voit des signes de répression et de surveillance accrue. Par exemple, les mystérieux pirates qui ont détruit, ces derniers temps, des sites de militants (aussi bien du collectif MALI que d’islamistes), avant d’y afficher une liste noire de “gens qui parlent trop” !
Mais si les blogueurs ont peur de connaître le sort arbitraire réservé à Hazzam et Boukfou, les autorités aussi ont peur des blogueurs, estime Saïd Benjebli. La meilleure preuve en est le refus de l’Etat de reconnaître leur Association : après le dépôt du dossier de sa création, le 13 mai 2009, la wilaya de Rabat n’a toujours pas donné le récépissé prévu par la loi. “L’Etat a du mal à accepter cette chose inconnue qu’est l’Internet, plus difficile à contrôler que les médias classiques”, analyse-t-il. “Tout abus de sa part, dans les régions les plus reculées, est désormais susceptible de se retrouver en ligne”. D’où la nervosité des autorités de Taghjijt : la confiscation massive des PC, l’infiltration des cybercafés par la police ainsi que la maladresse des interrogatoires (les gendarmes de Taghjijt ne connaissaient pas le mot “blog”, d’après les proches de Hazzam) montrent bien à la fois la panique et l’incompréhension qu’inspire Internet.
Le Maroc est encore loin de faire partie de la liste des “ennemis d’Internet” établie par RSF (comme la Tunisie et l’Egypte). Mais “il faut rester vigilant et ne pas mettre en péril une certaine liberté de ton dont disposent les blogueurs marocains, en dehors des sujets tabous”, estime Lucie Morillon, responsable Internet à l’ONG. Il est temps que le royaume clarifie sa position envers Internet, poursuit-elle : “Comment l’Etat peut-il à la fois lancer un plan ambitieux pour améliorer l’accès à Internet, et mettre en prison quelqu’un parce qu’il y a publié une information ?”
Bilan. Crimes (d'Internet) et châtiment
En 2 ans, le Maroc a multiplié les condamnations pour "délits d'Internet". Ci-dessous, les cas les plus célèbres : 

Fouad Mourtada avait créé un faux profil Facebook au nom de Moulay Rachid. Sa condamnation à 3 ans de prison ferme pour “utilisation de données informatiques falsifiées et usurpation d’identité”, le 22 février 2008, avait provoqué un tollé. Mourtada a fini par bénéficier d’une grâce royale le 18 mars.
Mohamed Erraji avait publié, sur le site d’information Hespress, un article critiquant la politique sociale de Mohammed VI : “Le roi encourage le peuple à l’assistanat”. Le 8 septembre 2008, Erraji écopait de 2 ans de prison ferme pour “manquement au respect dû au roi”. Un faux-pas condamné par la société civile et corrigé 10 jours après par la Cour d’appel, qui l’acquittait pour vice de forme.

Hassan Barhon, un autre blogueur et journaliste, s’est attaqué à un magistrat à Tétouan en publiant une pétition qui dénonçait ses pratiques de corruption. Le 6 mars 2009, il était condamné à 6 mois de prison pour diffamation, tandis que la Cour d’appel aggravait la peine le 13 avril, en passant à 10 mois. Après les appels de RSF, Barhon a bénéficié d’une grâce royale le 1er août.
Bachir Hazzam et Abdallah Boukfou ont été condamnés le 15 décembre 2009 à 4 mois et 1 an de prison ferme respectivement après avoir publié des informations sur la répression de manifestations étudiantes à Taghjijt. Ce nouvel “incident de parcours” sera-t-il corrigé lui aussi ?
par Zoé Deback . Telquel

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